L’ INVENTION DE LA VOUTE
(3èmepartie)
Le maçon aux mains
sèches saisit l’outil froid
de la nuit passée
il connaît le contre-point
et de l’ongle fait tinter
la sole d’acier
la note monte le long
du pilier de pierre
et fait trembler la lumière
sur le schiste et sous les arbres
il a mesuré
la veille au soir venant
le vrac disponible
à sa main gauche il choisit
il imagine et conçoit
il estime l’œuvre
du jour et le ciel tranquille
raffermit sa main
puis avec soin il prépare
le mortier à l’odeur franche
et le sentiment
de la parfaite texture
qu’il racle à la fin
d’un revers du fil de lame
se répand sur sa journée
A gauche il regarde
et dans le mouvement
d’une main précise
saisit le schiste poli
par cent ans de rivière
sur son lit la pierre
l’angle droit bien calé
– tel le journalier
qui des champs rentre à la nuit
de ses poumons cuisants
retenant le souffle
soulagé s’allonge enfin –
posément il place
en appuie ferme l’assise
sous la pression des doigts
en triangle ouvert
puis d’un geste de juste ampleur
sans hésitation
il emporte avec l’acier
la pleine charge qu’il lance
au cœur du pilier
dans les joints libres il tasse
du fil de la sole
le souple mortier de chaux
sur lesquels il a prévu
la prochaine assise
et déjà sans y penser
du tas de pierres
il a dans son esprit trié
celles dont les belles faces
favoriseront
l’avancée de l’ouvrage
– en alerte il tient
soudain l’outil suspendu
au lointain sifflement faible
derrière les arbres
en une courte seconde
il a reconnu
l’appel de la variable
en chasse dans les lisières
de la suberaie
mais dans l’état de vacance
de son esprit quiet
une liaison s’est faite
et l’outil hésitant pose
sans le moindre bruit
sur le pilier et se tourne
vers le ciel d’ouest
là-haut deux buses dessinent
de beaux cercles attentifs
– depuis si longtemps
signal d’alerte qu’entre amis
ils échangeaient
au retour de la patrouille
surpris la tête il secoue
sans pouvoir chasser
le déplaisant souvenir
surgi du néant
quarante quarante années
ont recouvert sa vie
de petits bonheurs
et de longues nuits tranquilles
sans armes ni alarmes
sans les sueurs glaciales
qui brûlent le coin des yeux
sans les tremblements
qui troublent la visée
de l’ennemi flou
sans l’épouvante du poids
d‘une arme noire dont le bras
engourdi soudain
peine à lever le canon
et pourquoi la buse
dans son innocente chasse
lui déchire ainsi le ciel
Depuis quarante ans
il n’obéit plus aux ogres
qui dans le matin
glacial lui mordaient les os
le réveil au ceinturon
et courir encore
d’un vallon l’autre le ventre
vide douloureux
fuyant toujours plus au nord
devant ceux-là du bandit
galicien et quand
l’armée républicaine
déposa les armes
la prison offrit vermine
et un mur tous les matins
aux survivants rares
des massacres de vaincus
cinq cent mille soldats
il l’apprit à grande honte
jetés en fosse commune
Secouant la tête
il se force à mesurer
la tâche bâtie
amer il reprend l’outil
il lui faut finir ce soir
sa gâchée commencée
il estime la hauteur
donc le temps utile
pour que le linteau de chêne
trouve ici sa double assise –
non ! ce sera l’arc
non pas un linteau de bois
joignant les piliers
mais un arc de pierre
qui ne craindra ni taret
ni scolyte d’or
sur un coffrage arrondi
et sa décision
soulage allège son cœur
les feuilles de schiste
dur la rivière
les propose déjà prêtes
il voit en esprit
la ligne du profil courbe
et chaque pierre à sa place
définie nécessaire
ne saurait aller ailleurs
qu’entre ses voisines
et l’ensemble bien tenu
par un juste mortier
se lira très clair
comme une forte parole
bien articulée
se comprend aisément
éveillant à son écoute
bien davantage
que le premier sens des mots
La pierre n’est pas
que pierre et un arc bâti
n’est pas qu’une simple voie
un passage est plus
que le temps pour le franchir
l’espace qu’il ouvre
est à la fine mesure
de la parole pérenne
que l’arceau prononce
à chacun le traversant
la logique exige
que le chant de la pierre
résonne très au-delà
ainsi va le rêve
de cet homme qui se hâte
de finir son texte
vertical dans les pierres
où chacune vaut un mot
pour qui sait le lire
il est impatient soudain
– que le jour s’achève ! –
et qu’il puisse dans sa nuit
concevoir tranquillement
la vaste étendue
du possible imaginé
qu’il monte les murs
en très exactes mesures
il pourra ainsi bâtir
un grand ciel de pierre
et laisser un texte fort
aux lecteurs futurs
et sous lequel à l’abri
du soleil du vent
il n’entendra plus jamais
l’aigu cri des variables
2012
ALHAMA GARCIA
Alhama GARCIA est né en Espagne en 1944. La famille s’installe en France au début des années 50. Après des études classiques, il suit une formation universitaire à la Sorbonne (Paris) et à l’Ecole des Langues Orientales (chinois). A son retour du service militaire, remarqué par Aragon, il publie aux Lettres Françaises, puis dans la revue Action Poétique, jusqu’en 1975. Il publie un recueil de poésie « La saison des cendres » en 1973 aux E.F.R. , Paris.
Il s’installe dans le Midi de la France en 1975, où il réside depuis.
En 1998, il obtient un DEA d’Histoire de l’art à l’Université d’Aix Marseille, puis après concours, il est nommé en 2000 professeur d’histoire et géographie. En 2005, toujours intéressé par l’Extrême-orient, il entreprend l’apprentissage du japonais. Il participe à la Revue du Tanka Francophone par des articles théoriques et à divers forums de tanka et de haïku. Un recueil de tanka est en préparation pour 2013 aux éditions du Tanka Francophone. Il écrit en français et en anglais.